" Ce qui compte le plus, finalement, ce n'est pas l'endroit, c'est les gens avec qui on est. "
C. D.
C’est trop tard. Le train démarre. Une dernière fois la vision du port de Trondheim dans le crépuscule. Jamais je n’oublierai cette image.
Le voyage promet d’être long. Le dernier voyage. Mes larmes ont séché. J’sais pas pour combien de temps.
1h. 5h. 7h. 12h. Le tiers. Le temps passe. Les heures coulent. C’est facile. Je dors. Me réveille. Ne pige plus rien. Et dors encore. J’ai toujours cette impression qui me colle à la peau. Celle d’aller à un nouvel endroit – quel est le prochain stop cette fois Je n’imagine pas que je suis en train de me diriger au sud, toujours plus au Sud. Je ne peux pas réaliser que je suis en train de rentrer. Je n’ai pas envie de dépoussiérer les images de la gare d’Yverdon, du jardin japonais et de la place Pestalozzi. Je pense aux hauts arbres anorexiques qui défilent devant mes yeux quand je les ouvre à nouveau…
Changement de train. Comme d’habitude. Puis de bus. Pour un autre train.
Lessy et moi. Comme une autre dimension étrange. Dans le train du retour. Où ce temps a-t-il passé, bon sang ?...
Deux vikings un peu douteux fument une pipe sur le quai de la gare. Ils semblent nous suivre, inconsciemment. On finit par les semer, sans le vouloir. Quand on sera arrivées à Copenhague, faudra improviser. On n’a plus de réservation parce que le train direct pour Bâle était plein.
DISTANCIATION. OUT OF TRACK.
Tout ça, finalement, c’est comme une grosse blague qu’on n’a pas fini de raconter, je crois.
On débarque à Copenhague. Encore. On hésite à partir se prendre une cuite quelque part ou sauter dans le train pour Bâle, comme des clandestines en péril. Le type sur le quai nous dit qu’on peut prendre un autre train pour Flensburg, puis Hamburg et de là, c’est facile d’atteindre Bâle. On y va. Des gens bizarres nous observent. Un vieux reluque Lesliana comme si elle était un morceau de viande. Des Allemands parlent français et se rient doucement de nous. Je ne sais pas pour quoi on passe. On prend des cafés des premières classes, histoire de tenir un peu plus le coup parce que le voyage est loin d’être fini. On devient nerveuses, à force. Je demande l’itinéraire à la contrôleuse pour savoir si le type du quai de Copenhague n’a pas menti. Elle me toise du regard devant toutes les pouffes du wagon qui ricanent méchamment, et elle déguerpit en disant que c’est impossible, comme si je lui avais demandé un aller simple pour Hong Kong. Après ce monumental râteau, elle revient à la charge et nous dit qu’il faudrait changer à Kolding pour prendre une CityNight line pour Bâle. On ne réfléchit plus et on y va, avant de comprendre sans savoir comment c’est possible que c’était le même train qui partait de Copenhague, haha… Ma mère m’avait donné un autre itinéraire depuis Flensburg qui demandait un changement à Frankfurt, mais on choisit l’autre, par pulsation, l’angoisse silencieuse dans le creux du bide. L’adrénaline monte, mais personne ne dit rien. On monte dans le train, le dernier wagon, celui qui va à Bâle et non celui qui va à Amsterdam – même si je crois que j’aurais bien voulu faire le détour, finalement, histoire de retarder de quelques heures voire jours mon retour… On fait les touristes qui captent rien et on pose nos gros sacs recouverts de couvertures volées dans les autres trains de nuits où nous étions conviées dans un coin, près des portes dont les fenêtres donnent sur les railles qui s’allongent derrière nous. On les regarde, ces longues lignes toujours parallèles, défiler, s’allonger. Des gens passent, nous voient. Il s’avère que nous ne sommes pas tellement en position stratégique, puisque les toilettes se trouvent à côté de nous. Après une heure et demie d’anxiété non dite, le train s’arrête un peu trop longtemps. La porte s’ouvre. La contrôleuse apparaît. « Tickets, please ! »
On est grillées…
Noir. J’ai l’impression d’être dans ce genre de film d’action avec des clandestines qui doivent absolument se rendre à un endroit pour se sauver. Et là, quand la porte s’est ouverte sur ce petit bout de femme tout frêle et pourtant sympathique, c’est un peu comme quand l’écran du cinéma devient noir quelques secondes, histoire de faire durer l’insupportable suspens plus longtemps et laisser libre cours à l’imagination du spectateur. « Que va-t-il se passer, maintenant ?... »
Vioxymore, arrête les films, vraiment… Là, c’est la réalité. Ni Lessy ni toi n’avez de réservation – tu sais ce qui attend aux gens qui se trouvent dans cette situation-là ? Descendre du train.
On regarde la contrôleuse en tendant nos billets Interrail, l’air de rien capter. C’est impossible de rester dans ce train sans réservation, car ce n’est pas un train normal. On la regarde avec de grands yeux, les sourcils levés. Où voulez-vous que nous allions ?... Il fait nuit, dehors. On est quelque part en Allemagne, on ne sait même pas où. On doit rester dans le train – il est question de vie ou de mort, presque.
Elle nous regarde, soupire. D’accord. Je vais voir ce que je peux faire.
Elle nous demande d’attendre son grand boss au wagon restaurant, ce qu’on fait en buvant du 7UP et de la Bionade pour se rappeler de bons souvenirs. Atmosphère de trains de nuit, dehors il fait tellement sombre que j’en suis choquée. Ledit grand boss débarque, tout sourire. On peut avoir une couchette deuxième classe pour 25 euros. Ce qu’on fait.
C’est parfait.
Et oui, tu vois, tout s’arrange toujours, finalement…
On dort un certain nombre d’heure. Je dirais même que c’était la plus reposante de toutes les nuits de notre voyage. Et quand j’ouvre les yeux, la nausée me prend douloureusement et me serre, je regarde par la fenêtre et tombe nez à nez avec le panneau BASEL SBB.
Ça y est. Nous y voilà. J’en pleure.
Dans l’ICN pour Yverdon-les-Bains.
On tombe sur le « 20minutes ». J’avais oublié l’existence de ce journal. Nouvelle initiative UDC : Interdire les étrangers de voter.
J’ai même plus la force de me mettre en rogne, en fait.
Pourquoi ? Pourquoi je suis rentrée ? Cette question m’obsède, soudainement.
Je reconnais le paysage qui défile. Je voudrais fermer les yeux pour toujours.
Anesthésie totale. Qui m’a piqué ? Où est la seringue ? Je ne ressens plus rien. Que se passe-t-il ? je l’ignore.
La nausée. Manger un muffin. Je suis habillée pareillement depuis 36 heures. Je n’ai presque rien bu. La nausée.
Je veux perdre conscience, m’évanouir, m’échapper.
Retrouver ces trains à la suisse me font repenser au temps que j’ai perdu dans ces derniers du temps où je travaillais à Corris – toute cette Angoisse pour financer ce que j’achève aujourd’hui.
J’ai réalisé mon Rêve.
C’est beau et tellement triste à la fois.
Où est-ce que je vais aller à présent ?
Vioxymore est partie pour apprendre à se connaître. Aujourd’hui, elle sait enfin qui elle est, sans vraiment le savoir, finalement. Mais elle a compris beaucoup de choses – c’est déjà ça.
Elle en est tristement fière.
Gare d’Yverdon. Explosion. Les effets de l’anesthésie n’ont pas diminué. Ni en revoyant ma mère. Ni en entrant dans la voiture dont j’avais oublié la couleur. Ni en traversant la ville par le rond point des Cygnes. Ni en revoyant ma maison. Ni en retrouvant ma chambre poussiéreuse. Ni en jouant sur mon piano aux touches d’ivoire. Ni en m’endormant ce soir-là.
Voilà la fin, déjà.
Le lendemain matin, au réveil, je vois un lapin blanc avec des gants et une montre à gousset. J’ai l’impression de m’être réveillée d’un long et très beau rêve.