vendredi

* 28th stop : JOKKMOKK . [ 24-260611 ] .

" Ne fais jamais rien que tu pourrais regretter. "
Amarit le Corrupteur.

   Je me lève. Je vais un peu mieux. Pourquoi cette petite déprime me harcèle tant ? Pourquoi la sens-je grandir dans ma poitrine et me brûler ?
   Je pars en laissant la clef dans la chambre. Je prends le bus. Une heure et quart de trajet et de musique. Le bus est à deux étages. Je monte au second et me place à l’avant. Ça me rappelle Londres et les sightseeings presque gratuits dans les bus rouges à deux étages. D’un côté de la route, il y a des sapins. De l’autre, des feuillus dénudés aux troncs si fins que certains se sont brisés par le vent. Des boules de coton gigantesques dans le ciel prennent lentement la forme de dieux guerriers protecteurs. Ils se rangent aux côtés de l’astre flamboyant qui se reflète dans les lacs. Magnifique Laponie déserte. Parfois, des maisons délabrées et des voitures cassées heurtent la douceur tranquille du paysage. Deux petits élans s’égarent sur la route et s’enfuient à temps…

   J’arrive dans le  petit village de Jokkmokk. Aujourd’hui, c’est Middsommer fest, la fête qui célèbre l’arrivée de l’été. Je marche jusqu’à l’auberge STF Vandrarhem Jokkmokk. La réception est fermée. Mais je sympathise avec un couple et leur bébé pour qu’ils ouvrent la porte et me laisse au moins poser mon sac à dos dans l’entrée. J’accroche dessus un billet pour la réceptionniste, mentionnant que je reviendrai à 17h pour le check-in.

   Je marche dans les ruelles. Au loin, une église. Je m’approche. Elle est ouverte. Magnifique, richement décorée de peintures. Il y a un piano – mais personne d’autre que moi. Je joue un moment, histoire de me rendre plus heureuse.

   Je trouve l’office de tourisme et j’achète un certificat qui prouve que j’ai passé le cercle Polaire. Ridicule, c’est vrai. Mais ma fois, on ne se refait pas. Je me ballade encore un peu dans les rues et je tombe sur un petit magasin d’artisanat sami. En vozant Jack, les vendeuses éclatent de rire. Malheureusement, elles ne parlent pas très bien anglais. Mais ce n’est pas grave, le rire est un langage international. En partant, la femme qui parlait le mieux anglais m’a dit : « I will remember you for ever. »

   N’est-il pas fou de rencontrer quelques minutes des gens dont on ne sait rien et de les marquer pour pas grand chose ?

   Café Opera. Bistrot pub un peu glauque. Je prends une assiette « spécialité suédoise ». des œufs, des betteraves rouges et des patates… C’est toujours mieux que des graines, on dira… Je réalise qu’il y a de la viande dans les patates alors que j’avais demandé quelque chose de végétarien. J’imagine un instant tout de même manger cette assiette, mais mon appétit prend soudain ses jambes à son cou. Je demande à changer. Le gars est sympa. A la place, il me prépare d’autres patates à la poêle avec des champignons, des poivrons, des oignons et des ananas en boîte. En fait, en réfléchissant, c’était l’assaisonnement de ce qu’ils appellent la pizza mexicaine, la seule végétarienne du menu… Très suédois, comme repas, en effet…

   Sámi Museum. Musée incroyable sur la population sámi. Les sámis se sont appelés comme cela car le terme « lapons » était très péjoratif. Le musée est long, complet, passionnant. Il y a de la documentation en français. J’en apprends beaucoup sur cette culture animiste fascinante qui reste là malgré le temps et l’évolution si rapide de la planète. Ils sont originairement nomades, vivent dans des tipis en bois et peaux, vivent de pêche, de chasse et construisent tous leurs vêtements et ustensiles eux-mêmes. Ceux qui se sont sédentarisés, il y a environ 300 ans, se sont appelés colons.
   Le musée est divisé en plusieurs salles disposées autour d’un cercle qui les met en connexion. Ce cercle symbolise les parcs à rennes. Sont exposés de la documentation sur leurs manières de chasser, pêcher, se vêtir (chaque vêtement et couleur ont un code spécifique !), faire de l’art, leur habitation, leurs croyances… D’après eux, l’humain a été créé par Máttaráhttje et Máttaráhkká. Ils font beaucoup d’offrandes aux divers dieux et vénèrent les ours. Chaque groupe sámi a un shaman qui se sert d’un tambour magique et gravé de symboles sámis pour entrer en communication avec l’au-delà et pour prédire l’avenir. La plupart de ces tambours ont été détruits après l’imposition de la christianisation qui a débuté au XIème siècle.
   Je suis complètement fascinée… Un peu comme si, dans une autre vie, c’était moi, ces sámis nomades qui vivent avec ce qu’ils ont.

   L’auberge STF Vandrarhjem Jokkmokk est merveilleuse. Elle est divisée en deux bâtiment dans un coin de forêt : celui avec la réception et des chambres, l’autre avec uniquement des dortoirs propres, salle de bain spacieuses et cuisine. La réceptionniste, une petite femme un peu grosse mais toujours souriante, est très gentille. J’ai un lit dans un dortoir de six. J’y rencontre une Suédoise qui est partie de Kiruna pour aller jusqu’à Umeå en vélo. Je la trouve vraiment courageuse… A Gällivare, elle avait rencontré un vieil homme qui avait voyagé jusqu’à Rome en vélo. Il lui a donné une documentation qui retrace son périple. Elle me le montre car il y a des photos de son passage en Suisse.

   Le soir arrive. Aujourd’hui, c’est officiellement l’été. Je marche dans les rues pour quitter le village et m’engager dans la nature. Avant d’entrer dans le bois, je vois un homme et une femme en sortir, le visage fermé, portant une pelle et un gros sac poubelle noir. Ai-je des raisons d’avoir une temps d’hésitation avant de pénétrer dans le bois ?...
   J’ai toujours pris des risques durant ce voyage, ce n’est pas maintenant que cela finira. Et puis, il faudrait que j’arrête de regarder des séries télévisées. Ça rend parano… Je m’engage sur le petit chemin très raide et pas très droit qui serpente dans la forêt calme, tranquille, silencieuse. Après trente minutes de marche dans ce reposant calme, j’arrive au bout, à l’OpenKafé qui est paradoxalement… fermé. Le barman, Ben, est encore là, il fume sa clope et boit sa bière, ses écouteurs dans les oreilles. Il a un air ravagé, comme s’il avait été comprimé trop longtemps dans un concentré  de solitude en boîte de conserve. Il m’offre un coca, puisque le bar est fermé. Et il me parle. Il n’est pas tellement cohérent. Il me raconte qu’il est écossais et que le monde, il l’a vu sous plusieurs angles, il a beaucoup voyagé. Il me parle d’un séjour en Suisse qu’il avait fait il y a longtemps, dans les années 80’. « I’m old, now. Probably twice your age ! » Et pourtant, il ne les fait pas. Il me fait penser à Itamar. Ce genre de gens qui ont vécu tellement de choses en silence.
   La vue sur tout le village de Jokkmokk est superbe. J’y reste un moment. Histoire d’écrire un peu, de réfléchir, aussi, pendant que Ben s’enferme dans son ivresse musicale. Je le remercie pour le coca. Il me serre la main et plonge ses yeux troublants dans les miens en disant : « Take care, hein ? » Ces mots ont sonné comme une demande de promesse. Je suis troublée.
   Je redescends à pied. La Suède est tellement belle… Je rentre à l’auberge pour tenter de dormir.

   La Suède… Je me rappelle quand j’avais onze ans, ma prof m’en avait parlé très vaguement, de ce soleil qui, en été, ne se couche jamais. Depuis, cette idée m’a toujours intriguée.
   La Suède… Un an plus tard, je débarque à Orbe au Cycle de Transition et je rencontre Dora, cette amie vagabonde avec qui j’avais fait un exposé sur la Suède. Pourquoi ce choix ? Je l’ignore. C’est généralement le genre de travail à domicile ennuyeux que nous exige l’école. Et pourtant, toutes les deux nous nous étions trouvées fascinées. Je me rappelle les heures que nous avions passées sur Internet pour avoir des recettes de pâtisseries typiques, à IKEA pour choisir avec soin une boîte de Pepperkakor, se demandant quel goût peuvent avoir ces drôles de gâteaux verts, notre rêve d’aller passer une nuit dans l’hôtel de glace de Jukkasjärvi (t’en fais pas Dora, pour ça, je t’attendrai toujours)… Un petit rêve qui est né à l’intéeirud e moi. Surtout, cet espoir : un jour, j’irai là-bas.
   La Suède… Rien que le nom me fait rêver. Personne ne comprend. Les gens de mon âge veulent du soleil, du chaud, de la mer et des palmiers. Alors qu’est-ce qui cloche chez moi pour avoir été tant attirée par ce froid, cette glace, ces moustiques, ces lumières nordiques, si particulières ? En grandissant, ma saison préférée a viré de l’été à la fin de l’automne, quand l’hiver commence à jeter son voile glacial sur les villes. J’aime le froid, les gros blousons confortables, la neige. J’aime boire un chocolat chaud au coin de la cheminée en lisant un livre. J’aime m’imaginer dans une maison en linteaux rouges, près d’une forêt et d’un lac gelé, en Suède, pour écrire, écrire et écrire, regardant par la fenêtre les troupeaux de rennes.
   La Suède… Un pays qu’on ne connaît pas vraiment. Et pourtant, quand je vois tous les pays européens en décadence, en ce moment, je me dis qu’il est le plus prospère d’entre eux.
   La Suède… C’est il y a deux ans que j’ai eu le déclic. Cette année de révélations qui m’a ouvert les yeux sur tant de choses. Surtout grâce à ce Hasard que j’appelle Instinct et qui a guidé mes pas jusqu’à la bibliothèque au bon moment : le moment ou le premier tome de Millénium, « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes », trônait fièrement et seulement sur l’étagère. La fourre m’a intriguée : de rouge et de noir, les couleurs du théâtre. Et puis soudain, je me suis rappelée de cet individu à la caisse de Payot qui brandissait au vendeur la trilogie complète en hurlant que c’était de loin les meilleurs romans qu’il n’avait jamais lus. Je m’ennuyais au gymnase, alors cet hiver-là j’ai loué le premier tome. Les deux suivants n’ont pas fait long feu. Et pour la première fois de ma vie, je ne me suis pas simplement arrêtée au monde imaginaire créé quand le livre s’ouvre. J’y ai plongé toute entière et j’ai fait de Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander mes meilleurs amis. C’était très étrange… En cours, je n’attendais qu’une seule chose : avoir un moment – une heure perdue, cinq minutes, toute une nuit ou la récréation – peu importe ! Juste un moment… Pour pouvoir continuer ma folle lecture. Un peu comme une vie parallèle où je devenais la vadrouilleuse collègue des deux protagonistes et leurs acolytes, combattant contre la conspiration et luttant pour le droit des femmes. Malheureusement, toutes les bonnes choses ont une fin… Et le jour où je lus l’ultime phrase de la saga, je sombrai dans une mélancolie qui ne me quitta jamais. Il y a bien des choses que j’ai comprises en lisant ces livres. Et oui, aller en Suède, cette idée, ce rêve est apparu plus clairement encore que jamais.
   La Suède… une évidence ! Je me revois quand j’étais petite, à IKEA, me noyant dans une marée de peluches en mangeant des hot dog à 1 CHF, rêvant d’aménager moi-même mon appartement en comprenant les noms nordiques donnés aux meubles.
   La Suède… J’y suis, à présent. Je suis en elle. Au Nord. Tout en Nord. Et je la vis, la ressens, la vois. Là où je suis à présent, tout est calme, reposant. J’y rencontre quelque chose dont j’aurai toujours besoin : le calme, la sérénité et la nature. Cette nature que j’aime écouter pour obtenir des réponses.

   Buffe Träde. Restaurant pseudo-classe qui sert un buffet à midi. La machine à café est cassée alors je me rattrape sur le café traditionnel suédois… J’avoue qu’au niveau culinaire, la Suède a encore quelques efforts à faire… Je prends le café avec une petite pâtisserie au chocolat, comme un des gâteaux qu’Itamar et Corey m’avaient offert. Juste histoire de me rappeler d’eux encore un peu. Il fait beau, je mange dehors, il y a un petit vent agréable. Je sors tranquillement de ma torpeur.

   J’ai oublié de mettre de la crème solaire, alors je retourne à l’auberge. La vie est bien faite ! Avant de ressortir, je tombe sur un panneau qui me dit que l’aubergiste loue des vélos. Sauf que la réception est fermée à ce moment-là. Par chance, je découvre l’aubergiste affalée sur son tracteur pour tondre le gazon, toujours avec son sourire, sa longue queue de cheval qui se fait secouer. Je l’arrête, elle me donne la clef du vélo, je repars. Ça sent bon l’herbe coupée, c’est officiellement l’été. Je suis contente ! Je fais deux ou trois achats pour me faire un petit pic-nic et me préparer pour ma petite expédition en vélo. Et je tombe sur Ben qui profitait d’un temps de répits pour acheter de la bière !

   Je me trouve au point avec mes provisions, mon vélo, mes lunettes et mon chapeau. C’est parti ! Je prends la route E 45 (la seule à vrai dire…) pendant une demi heure. Les paysages qui défilent si proches de moi sont d’une telle beauté que je prends le temps de les regarder, les admirer, les photographier. Un écureuil qui traverse la route. Des oiseaux qui chantent dans les arbres. Quelques rares voitures et camping-cars. Parfois des motards qui me dépassent bruyamment. Est-ce que l’un d’eux est une femme ? Serait-ce Lisbeth Salander ?...
   Et puis, j’arrive enfin.
   Après 10 kilomètres. Je me retrouve sur la limite exacte du Cercle Polaire Arctique, matérialisé par une petite boutique de souvenirs et une ligne en pierres blanches. Je rencontre des touristes hollandais qui me parlent. Ils sont venus en voiture jusque là et vont poursuivre leur route jusqu’au Cap Nord. Je mange mon petit pic-nic et je visite la petite boutique de souvenirs. La vendeuse est super drôle ! Je lui demande si les bracelets anti-moustiques sont très efficace, elle lève les yeux, me regarde et m’avoue que la veille, elle l’a utilisé mais que ce bracelet attirait plus les moustiques qu’il ne les éloignait. Elle avoue ne pas être une très bonne vendeuse. Je prends un café immonde et une de ces délicieuses pâtisseries vertes et brunes en forme de cylindre. Elle m’explique que ce gâteau a trois noms. L’officiel est Punschrulle, car il est fait à base d’un alcool suédois appelé punsch, fait d’arak, d’eau, de sucre et autres parfums. Le deuxième nom est Filmrulle, faisant référence aux bobines de film des appareils photos argentiques (voilà pourquoi j’aime cette pâtisserie…). Le dernier nom est Dammsugare, qui signifie aspirateur, à cause de la forme... Quels comiques, ces Suédois !

   Je suis au bord d’un lac bordé de forêts à la limite du cercle polaire. C’est beau et silencieux. J’apprécie le paysage serein. Dans l’extrême solitude face à moi-même. Je pense.

   Le voyage ne se fait pas, il se vit.

   Je reste environ deux heures dans ce magique endroit, aux confins de ma propre solitude authentique. Je me sens enfin bien. Et je réfléchis. Une pluie de réponses me tombent dessus. Je les récoltent et les figent sur le papier. Il y a bien des choses que j’aurais dû partager avec mon Corrupteur, encore, je crois.
   Je rentre plus rapidement que je suis venue. Ça fait du bien, vraiment. À l’auberge, j’écris encore, au calme, dans le jardin. Au loin, des voix qui se font porter par le vent. Aujourd’hui, c’est l’été. L’été pour de vrai.


   Jokkmokk est un village très sympa que j’ai eu du plaisir à visiter. Village important pour les sámi, surtout à partir de 1605 car une des cinq églises sámi, lieu de retrouvailles des nomades, était construite près du lac Talvatissjón, à Jokkmokk. Village que je vois un peu jaune, d’une douceur tranquille où la nature flirte avec la civilisation tranquille.

   Et puis le vent tourne. Encore une fois. Je prends mes affaires. Et je pars toujours au Sud.

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