mardi

* 33th stop . TROMSø [with Lessy] . [ 12-190711 ] .

" La peur est ce qui gronde dans le courage ; la peur est ce qui pousse le courage au delà du but. "
Alain.

   On monte dans le train de nuit depuis Stockholm. Il y a deux autres couples de Suédois avec nous, très gentils. On discute un peu, on s’enferme dans notre écriture. Et puis on va manger des pancakes au wagon restaurant. Le plus jeune des couples Suédois de notre cabine nous rejoignent. On se retrouve avec un autre couple de tatoués qui viennent de Göteborg et qui vont visiter les parents de lui. On rigole, on discute, des Suédois et leur humour qui chamaille les incompréhensibles Danois et les ivrognes Norvégiens. Un élan par la fenêtre. Et des forêts. Toujours. Encore. Des forêts. À perte de vue. La nuit se défile lentement au fur et à mesure que le train se dirige au Nord. La Suédoise tatouée nous offre du vin rouge. Et tout le monde décide d’aller se coucher. On retourne vers le couple tatoué pour parler tatouages. Quelques adresses d’artistes intéressants qu’on ira visiter, peut-être, un jour. Si un autre du genre projet farfelu nous passe par la tête.

   De retour dans la couchette. Les confidences naissent quand on se retrouve, elle et moi, dans le silence du sommeil des autres. Cinq mois à rattraper…
   Sommeil. Dormir. Magouiller le pass Interrail pour gagner un jour. Le contrôleur s’en fout, de toute façon. « Pourquoi je veux toujours magouiller quelque chose ? » se demande Lessy. Parce que c’est cela, l’esprit, le vrai, de la vadrouilleuse en exile.

   Sommeil interrompu. Vol de couverture. Changement inopiné à Kiruna (again !) pour prendre un bus. Retourner là où j’ai laissé mon Corrupteur pour la dernière fois – tout cela était-il bien réel ?...

   Des heures. Qui passent. Réinventer le jeu de « feuille-caillou-ciseaux ». Dragon-poussière-sapin-trou noir, UN DEUX TROIS. Les touristes français du bus qui nous prennent pour des malades et daignent nous adresser la parole. On s’en fout, on est là, c’est tout ce qui compte, après tout. Dehors, le paysage qui se transforme. Les forêts de pin deviennent des pierres.

   Après 27 heures de voyage, on débarque enfin à Tromsø, une ville splendide, étrange, décalée, au milieu de rien, comme surgissant d’un monde qui n’est plus le nôtre. Impression d’être à l’autre bout du monde. Sentiment d’être juste à l’ultime limite… du néant total. Beauté extravagante de cette ville brumeuse et pourtant lumineuse, étrange paradoxe généré par la couleur argentée.

   On rencontre des Allemands à l’arrêt de bus qui nous montrent où est le camping. Ils partent demain, donc nous donnent leur reste de provisions. On plante la tente sous la pluie. On tente de dormir. Impossible. Il fait froid. Un froid glacial et piquant. On se réfugie dans la salle commune où on rencontre Victoria, la veilleuse de nuit aux cheveux rouges. On discute, pour passer le temps. Elle nous avoue être sámi et avoir fait l’armée. Difficile à croire, en jugeant son degré de gentillesse et de douceur.
   Cet instant interminable nous plonge toutes les trois dans une fortuite rencontre au-delà du surréel. Dehors, le jour. Nous deux, affalées sur le canapé devant la télé qui passe des clips vidéos pourris. Et Victoria, planquée derrière son écran pour mater « Sex and the City ». Conversations décousues, entrecoupées, surréalistes. Elle nous offre du thé. Et puis, à 3h50, Victoria nous chasse enfin, alors que ça fait déjà vingt minutes que son tour de garde aurait du commencer. On retourne au froid, dans la solitude de la tente au bord de la rivière si claire, pour une nouvelle tentative de dormir.
   Ça fonctionne. Plus ou moins.

   Bukta festival.
   La raison qui nous a menées Lessy et moi ici, à franchir encore une fois le Cercle polaire arctique en Norvège, à la limite ultime de la civilisation norvégienne, est issue d’un coup de tête hasardeux. C’était au début de l’année, au café L’Intemporel, à Yverdon. Alors que je n’attendais qu’une chose, c’était de partir en voyage, nous avions décidé de nous retrouver dans cet agréable café pour un peu planifier le moment où Lessy était censée me rejoindre durant mon voyage. L’été est connu pour être vécu en temps que festivalier, même au nord. Nous nous sommes renseignées un peu à l’aveuglette sur des éventuels festivals de musique à voir au Nord. Et nous sommes tombées sur le site du Bukta festival, affichant en grand sur la page d’accueil le désir de recruter le plus de volontaires possibles pour y travailler. Idée farfelue que celle de faire du bénévolat au festival le plus au Nord de l’Europe… idée qui a évidemment titillé l’esprit vagabond et aventurier de deux futures exilées affalées sur le moelleux fauteuil, à l’ombre de la confortable inspiration qui émane de l’intemporel…
   Six mois plus tard, on y était.
   Folkeparken. Au sud de l’île de Tromsø, dans la baie (bukta) avec une splendide vue sur la mer. Les mouettes survolent l’endroit magnifique. Le premier jour, Lessy et moi débarquons complètement. L’organisation laisse à désirer. Je devais travailler seule le premier jour à partir de midi. On s’est pointées les deux et finalement, nos horaires ont changé, ce qui nous ont heureusement permis de bosser ensemble. Les choses se mettent en place sous une pluie battante et glaciale. Nous bossons au BuktaBar, le bar principal en face de la grande scène. Les cheffes qui nous coordonnent sont Janita, une petite schtroumpfette à la voix gutturale aiguë et Cilia (pas sûre de l’orthographe, pour être honnête…), une asiatique nasillarde. Il fait vraiment froid. Et nos habits complètement trempés n’arrangent rien. Janita et Cilia nous donnent des infos dont il faut tricoter l’autre moitié pour pouvoir être plus ou moins active. On porte des caisses, arrange le bar. Des filles se ramènent pour nous amener du café chaud et du yoghurt. C’est parfait. On va manger avec nos bons repas. Et on fait une drôle de rencontre.
   Quelque chose que nous avons remarqué toutes les deux est qu’à chaque fois que nous entreprenons un voyage important, que ce soit au Nord de l’Europe ou quelque part dans les montagnes près d’Interlaken, nous rencontrons deux hommes, dont l’un d’eux est un Philippe. Cette fois-ci, celui qui accompagne le nouveau Philippe de Brèmes est Lucernois et se prénomme Robin. Tous deux portent un pantalon en cuir côtelé brun très foncé, serré au niveau des cuisses avant de tomber en patte d’éléphant, tenu par une ceinture en cuire qui aborde un couteau. Philippe, lui, porte un drôle de chapeau haute forme de la même couleur de son gilet serré, rendant bouffantes les manches de sa chemise blanche, avec la chaîne d’une montre à gousset qui déborde. Ces deux gars-là en face de nous, perdus en Norvège, comme nous, qui ont levé les yeux et nous ont souri avant d’engager la conversation sont comme la vision de deux Anachronistes. Il paraît que ce sont des compagnons. Le compagnonnage est un très ancien mouvement visant à donner la possibilité à des jeunes garçons d’apprendre un métier à travers un apprentissage, un voyage, une vie en communauté. (J’ai recueilli ces informations après avoir fait moult recherches sur google, tant ces Anachronistes m’ont marquée). La règle est que si on part en exil, on ne peut pas rentrer à la maison avant que trois ans se soient écoulés.
   Après le repas, on retourne au bar. Les portes ouvrent à 16h. C’est agréable de bosser au bar malgré le froid car on a la vue sur la grande scène et on peut ainsi suivre tous les concerts. L’ambiance est au rendez-vous, les gens sympathiques et l’organisation plutôt bien. Tous les serveurs sont répartis sur deux rangées : ceux qui tirent les pressions et ceux qui les servent aux gens derrière le bar qui tendent des billets achetés au préalable et dont les couleurs différentes définissent s’il s’agit d’une bière, d’un cidre, d’un verre de vin ou d’une boisson non alcoolisée. Notre Norvégien se perfectionne. À présent, nous pouvons parler de la couleur blanche ou rouge, de cidre, de vin et de bière ainsi que dire « de rien ». C’est l’essentiel… pas vrai ? Régulièrement, quelqu’un prend une pause d’environ dix minutes. Quand il revient, il tapote l’épaule d’un/e collègue en bout de bar et tout le monde se décale pour que celui/celle qui soit à l’autre bout puisse prendre sa pause. Ainsi, nous allons assez souvent manger une gaufre ou boire du café pour se réchauffer. On tape la discussion avec quelques collègues, mais nous remarquons vite que les Norvégiens sont très froids et manifestent pas grand enthousiasme lorsqu’on leur annonce que nous venons de Suisse. Pire : certains nous ignorent complètement. Les seuls qui daignent nous parler sont une Française insupportable, une Polonaise plutôt sympathique et un Black très ouvert d’esprit. Serait-on victimes de racisme ?...
   Le deuxième jour, nous avons congé. On se balade dans le festival, profitant des divers concerts. Il fait toujours froid, mais au moins, il ne pleut plus. On regarde plusieurs concerts d’artistes que je connaissais que de nom, comme Two doors cinema club ou The Dandy Warhols. Un réel plaisir. Le concert de The Black Lips passait vraiment bien, contrairement à Kvelertak que tant de Norvégiens fan de gros métal attendaient impatiemment. Le public est de tout genre, la trentaine pour la plupart. Ils boivent leur verre de bière presque gelé dans une petite pochette tricotée en laine qu’ils portent autour du cou. On se balade. On se pose sur les pierres. On admire la vue splendide sur la mer, avec les mouettes qui hurlent toujours et des fous en kayak qui tentent de s’approcher pour écouter les concerts sans pouvoir voir. La plus grande attraction du festival reste les cabillauds séchés, pendus à des poutres de bois formant une structure. Les festivaliers peuvent en prendre un et le frapper avec un grand marteau sur une table pour casser la dure carapace sèche, pouvant ainsi déguster l’intérieur, tendre. Perso, je n’ai pas essayé. Ces poissons morts et décapités, qu’il fallait éventrer à coup de marteau ne me disaient rien qui vaillent… Les Norvégiens cependant semblaient en raffoler ! La soirée se déroule bien, nous profitons un maximum et sommes ravies, simplement, d’être ici, au milieu de rien, de nulle part, dans cette drôle d’aventures. Quand nos pieds ressemblent à des blocs de glace, nous décidons de rentrer en bus.
   Le troisième jour, nous prenons le bus pour nous rendre au festival. Par la fenêtre, nous apercevons les deux Anachronistes, avec leur sac au dos et le pouce à l’air, marchant dans la direction opposée du festival. Nous sautons du bus et courons dans leur direction – pourquoi partent-ils déjà ? Mais le temps que nous courons jusqu’à eux, ils ne sont déjà plus là. Comme volatilisés… Ce qui est presque impossible, sauf si quelqu’un a daigné les prendre en stop en l’espace de trente secondes. Je regarde Lessy. A-t-elle aussi cette drôle impression d’avoir imaginé ces deux Anachronistes ? Ont-ils réellement existé ? Ou ne sont-ils que le résultat d’une drôle d’hallucination ?... Perplexes et surtout tristes, nous nous rendons sur les lieux de travail. On ne s’arrête plus pendant dix heures d’affilée, sauf pour manger et quelques rares fois pour prendre une pause – vite une gaufre et un café ! Le froid est terrible, toujours. Mais le temps passe à une vitesse que je ne vois plus. Je sers des millions de bière, je fais tant de fois le même geste de tirer le manche, incliner le verre, vérifier qu’il ne soit ni trop plein ni trop peu, le poser sur la table et recommencer, que je ne sais plus ce que signifie Mack, la marque de bière inscrite sur chaque gobelet en plastique. On profite de la musique, des concerts, de discutailler un peu avec deux ou trois collègues toutefois distants. Et puis c’est fini. On range, trimballe les déchets, nettoie. C’est comme ça, les gens. Ils achètent, ils consomment et puis ils jettent et ils oublient. Quelques ivrognent se trainent encore avec peine vers la sortie. Par terre, leur reste de cadavres de poissons, de verres vides, de gaufres rejetées. Des flaques de vin rouge et de bière, quelques derniers fous qui courent après les mouettes en quête d’un sandwich perdu, ivresse terminée, c’est presque triste, à nouveau, que tout prenne fin, encore une fois. Logique suite des choses qu’il faut toujours accepter. On prend une photo avec tous les volontaires. On se salue. Et on s’en va. En bus jusqu’au centre ville, et puis à pied jusqu’au camping qui est loin et pas sur l’île. Lessy affronte une seconde fois sa phobie des ponts, de la hauteur, en traversant celui de Tromsø qui fait plus d’un kilomètre. L’angoisse due aux phobies est la plus incontrôlable du monde. Pour la vaincre, l’affronter, c’est-à-dire avancer et se jeter dedans au lieu de reculer et prendre ses jambes à son cou dans la direction opposée, il faut être pourvu d’un courage que je n’ai pas. Regarder devant. Toujours devant soi. Ne pas s’imaginer être suspendu en l’air au milieu de rien, avec une mer glacée à bien quelques dizaines de mètres en-dessous. Je marche à côté de Lessy qui fait semblant de rien. Mais le langage n’a pas besoin de mots pour communiquer. Ensemble, on regarde simplement dans la même direction, devant soi, toujours, l’une à côté de l’autre, en attendant que nos jambes finissent de nous porter de l’autre côté. Et finalement, on y arrive. L’angoisse se calme tout de suite. Nous sommes en sécurité… Mais le froid perdure. Et Victoria nous tient une nouvelle fois compagnie.

   Arctic church. Étonnante église construite en forme triangulaire, comme un Toblerone blanc dont la hauteur des triangles n’est pas égale. L’intérieur n’est cependant pas aussi incroyable que l’extérieur, car très épuré, tout blanc, avec juste un grand vitrail coloré et toutefois impressionnant. Quelqu’un joue de l’orgue.

   Tromsø Museum. Explication des aurores boréales. Cest de la physique, j’ai abandonné depuis longtemps. Géologie du pays. Information sur les Sámi. Leur mode de vie depuis tous ces siècles, leur combat contre le gouvernement norvégien qui voudrait bien les plier à ses lois. On boit une tasse de café dans une Gamme, une maison sámi en bois, avec le feu au milieu et l’extérieur recouvert de terre et d’herbe pour l’isoler. Un beau musée, vraiment.

   Chaque soir, c’est pareil. On se retrouve dans la chaleur des conversations avec Victoria. Elle nous propose une fois de manger quelque chose. Elle est trop flemmarde pour préparer des Bacon and eggs et insinue qu’il n’y a plus de pizza végétarienne. Le lendemain, une autre vendeuse a un doute quand Lessy lui demande de lui préparer des Bacon and eggs – do you mean eggs and bacon ? évidemment… Pour la pizza végétarienne, il en restait dans le frigo, quelque part. Quelle idée ai-je eu d’en manger ?... La serveuse me serre une Billy’s Pizza, prête en 2 minutes au micro-onde, comme Lisbeth s’en nourrit, sur une petite assiette, encore dans son emballage d’origine. J’ai envie de vomir, soudain.
   Après quelques jours de survie, on se dit que peut-être, le petit-déjeuner a l’air pas mal. En effet, c’est peut-être lui qui nous a sauvées. Les derniers jours, on se force à se lever après quelques heures de sommeil pour pouvoir aller manger. Ça fait du bien.

   Il y a quelque chose d'inquiétant, presque, dans cette ville mystérieuse où le temps change comme de rien. Un jour il pleuvine, un jour c'est l'averse, et puis ensuite le soleil qui pointe son nez continuellement à l'horizon, avant de se cacher derrière de nuages gris, étranges. A cause de la fatigue, Lessy et moi entrons comme dans la deuxième dimension. Des choses se passent, ou ne se passent pas, mais dans tous les cas, nous voyons des choses. Peut-être les Anachronistes n'étaient qu'une drôle d'illusion, mais ils n'étaient pas la seule chose inquiétante. Il y avait aussi.. cette pierre en forme de phoque, ou ce phoque en forme de pierre, qui disparaissait parfois dans la rivière lorsque le niveau montait. Tous ces cailloux qui apparaissaient parfois autour de nous sans raison, comme des animaux silencieux qu'on n'oserait réveiller ou déranger. 


   Le dernier soir, nous prenons le téléphérique. Ils nous porte au sommet d'une montagne. Il est seulement minuit et le soleil se lève déjà. C'est en marchant jusqu'au téléphérique que nous avons pu l'apercevoir descendre, raser les montagnes et se relever. Voir le coucher de soleil en même temps que son lever, voilà la magie du nord. La vue sur toute l'île de Tromsø est incroyable. Il pleut un peu et nous courons dans la montagne pour la grimper encore un peu. Au sommet... on se retrouve dans la neige! On crie de tous nos poumons, pour la première fois. Comme si quelque chose devait se libérer de nous. Personne ne nous entend. Je m'assieds dans la neige étrangement rougeâtre, et je crie encore. Quelque chose d'étrange se vit. Je ressens une beauté profonde et tranquille. Profondément seule. Seulement accompagnée de cette amie qui a traversé l'Europe pour me voir. Je ne sais plus vraiment la signification des choses. J'en oublie où je suis, et je me fais emporter par ce paysage surréaliste encore une fois.

   Un soir, on rencontre Simon, un Français qui s’est arrangé avec son patron pour se faire licencier et qui a décidé de faire du camping au Nord, pour s’évader, découvrir, photographier. Il est vraiment sympa et on parle bien avec. On l’a rencontré dans la cuisine, avec un Allemand qui est allé jusqu’au Cap Nord en vélo. Il offre gentiment son poisson fraîchement pêché à Lessy qui en raffole. La dernière nuit, je la passe à tenter de faire du thé chai. Cette nuit, ce n’est pas Victoria qui travaille, ce qui nous attriste beaucoup. Il pleut à nouveau. Le vent tourne, il semblerait. On met le cap au sud-ouest. Pour la suite, on verra bien où les choses nous mèneront.

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