" Écris sur le vent. Le vent garde tout. "
Phil H.
Ce qui nous emmène dans ce coin paumé que même la plupart des Norvégiens ne connaissent pas, c’est l’ambition de réaliser un vieux rêve : celui de voir des baleines.
Après deux heures de sommeil, on embarque la tente trempée – j’entends notre maison – et on quitte ce drôle d’endroit merveilleux. J’ouvre la marche. Lessy me suit. L’une est joyeuse, l’autre déprimée. Il faut bien trouver une sorte d’équilibre dans la vadrouille à deux, peut-être. Dans quelques minutes, les rôles seront inversés. Ainsi fonctionnent les vases communiquant.
On ne sait pas vraiment où on est. Mais la pluie et le froid jettent un petit désespoir qui ne donne plus envie de continuer. Tromsø est tellement loin au nord, niché dans le terrible froid qu’on ne penserait pas que cette réalité-là soit de la même dimension que la nôtre. On continue quand même, comme deux béquilles qui claudiquent sous le poids des sacs à dos rempli de notre vie. On se rend en bus jusqu’au centre ville. De là, on prend un ferry express qui fonce sur la mer et éclabousse les vagues pendant d’innombrables heures durant lesquelles on rattrape le manque de sommeil. Et puis un bus, encore, toujours, depuis Harstad où nous avons passé deux heures à l’attendre, en buvant un café et parlant avec la serveuse aussi douce qu’un morceau de sucre. Et on finit par l’atteindre, notre but – comme toujours. La pointe septentrionale des îles Vesterålen, au nord des Lofoten.
Il fait beau. Il fait bon. Enfin. On se sent bien, heureuses, dans ce village qui ressemble à un autre bout du monde.
La tente encore mouillée est montée. On s’allonge toutes les deux dedans, les fenêtres ouvertes, laissant passer un courant d’air rafraîchissant, tout sourire, mangeant des morceaux d’ananas séchés. L’odeur des vacances d’été, les vraies, flotte dans l’air.
Le bonheur, c’est celui-là. Le nôtre.
A travers le voyage, les vadrouilleuses apprennent à se connaître. Le soir, avant que le sommeil ne jette son voile glacé sur elles, les yeux plongés dans ceux de l’autre, elles se font de basses confidences à propos d’un passé qui ne sera plus. Une inquiétante télépathie naît entre elles, dans l’ombre de leur esprit fou du voyage. Sans un mot. Sans se regarder. Elles sentent. Elles ressentent. Et se comprennent. Ces étranges conversations presque démunies de mots les font éclater de rire à chaque fois. Et à chaque fois qu’elles éclatent de rire, c’est comme un morceau de muraille qui s’effondre, comme si elles apprenaient à se connaître une nouvelle fois.
Simon le Français nous a rejointes à Sortland, quand on faisait escale pour aller jusqu’à Stø. Dans le bus, j’observe le paysage que je ne pensais exister qu’en rêve. La Norvège… Ave ses hautes montagnes qui tenten d’enfermer la mer avec ses fjords, leur sommet pointu dressé comme des couteaux qui crèvent le ciel. Le contraste du bleu de celui-ci, si pur, se refletant avec la mer, si claire, tirant sur le turquoise… C’est magnifique.
On s’était inscrites auparavant pour le safari baleines. Mais le jour-même, ils nous ont dit que c’était annulé. Nous n’étions pas vraiment contentes… Mais bon, ravalant notre déception, nous attendrons encore un peu.
À la place, nous avons passé la soirée avec Simon, posés sur un rocher, à discuter calmement et regarder le soleil. Comme Stø est le village le plus septentrional des îles, le soleil de minuit est à 1 heure. On se brûle les yeux plus longtemps pour le regarder effleurer la mer comme une provocation et remonter. Doux moment partagé entre voyageurs bringuebalés par la vie.
Je me retire la journée quelques temps sur les rochers, tout près de la mer. Je vois des méduses qui ondulent en elle, transparentes et semblant fluorescentes. Elles n’ont pas peur du froid, elles. Elles me dégoûtent puis me fascinent. Je regarde au loin l’horizon qui se perd dans l’eau. Encore… cette douce… fascination… de la mer… toujours… Je grimpe les rochers pour aller plus haut – comme toujours. Cadavres de crabes échoués sur les rochers. L’eau est tellement claire que je peux observer quelques habitants qui vont se cacher rapidement, comme s’ils sentaient mon regard posés sur leur carapace. Quelle belle atmosphère. Le temps virevolte – douceur capricieuse qui donne le ton de la Norvège. Et je profite encore de ce bruit – sans doute le plus beau du monde. Les vagues qui s’écrasent sur les rochers, les usent, à force…
Whale Safari. Rendez-vous à 8h30. Cette fois, on a les réservations et rien n’est annulé. Il y a énormément de monde. On paie notre ticket hors de prix, mais bon, on s’en fout, on n’a qu’une vie. Isabelle, la biologiste fran4aise spécialisée en comportement des animaux marins, nous fait une présentation de l’expédition qui nous attend. On va monter sur le bateau Leonora, naviguer jusqu’à l’île d’Anda et continuer jusqu’au Bleik Canyon, là où les cachalots mâles vont pour trouver de la nourriture depuis les Caraïbes. On embarque. Il ne fait pas chaud et un peu nuageux, mais au moins, il ne pleut pas. J’ai la bonne présence d’esprit de prendre le médicament anti mal de mer. Lessy a voulu tester où étaient ses limites. La pauvre… Sitôt que je vois tous les touristes français pliés en deux sur leur sachet en plastique, sitôt je m’écrie « Eh ben ! Quelle chance on a de ne pas être malade ! » et je vois Lessy presque passer par-dessus bord.
On voit des fous de bassan, dont le plumage blanc immaculé d’élégance étincelle. Des aigles à queue blanche qui survolent majestueusement l’île d’Anda à la recherche de proies que sont les macareux moines. Ces petits oiseaux à l’allure de clowns tristes sont adorables. Huit phoques se larvent sur les rochers. Ils me font penser à la pierre-phoque (ou le phoque-pierre ?!) de Tromsø, qui apparaissait et disparaissait mystérieusement dans l’eau quand la fatigue nous faisait voir en deux dimensions.
On navigue longtemps avant de trouver les baleines. Elles vont chaque jour un peu plus loin, rendant l’expédition plus longue. On voit trois cachalots en tout, repérés par le cliquetis de leur sonar qu’on a pu capter avec un microphone dans l’eau. Ces baleines sont belles… Tellement belles… Si grandes, à la surfacae, on voit un peu de leur dos, leur soufflement répété avant qu’elles ondulent lentement pour retourner dans les tréfonds de l’océan, la queue en dernier. Superbe expérience ! Magnifiques images qui m’habitent à présent. On visite le capitaine dans son cockpit, profite de poser des questions à Isabelle et sympathisons avec Larry le pêcheur aussi à bord du bateau. De la soupe de poisson est servie – sa simple vision remue l’estomac de Lessy et moi, j’ai opté pour le minestrone, évidemment. Heureusement que j’ai mangé en portant ma pèlerine, la moitié est tombée dessus à cause du vent. Bref. C’était bon.
Les baleines vont dans ce canyon très profond car elles se nourrissent de calamars géants dont on ne sait rien tant ils vivent profondément. Le terme cachalot est traduit en anglais par « sperm whale », ce qui n’a rien à voir avec le sperme, mais avec le liquide blanc qu’ils ont dans la tête mesurant le tiers du corps de la baleine. Les chercheurs supposent que ce liquide sert à faire la balance de leur corps si lourd. Mais les marins du 18ème siècle l’ont nommé ainsi car, longtemps en mer, on peut dire qu’ils étaient assez portés sur le sujet…
Au fil de la journée, Leonora se transforme peu à peu en bateau fantôme plein d’ivresse. Les gens ne marchent plus droit, la plupart sont accroupis dans un coin, à l’ombre des regards, rejetant de leur estomac l’équivalent de vingt-sept repas. Un mélange de situations d’épidémie de peste noire et de fin de soirées on ne peut trop arrosée.
Nyksund. Larry le pêcheur propose à Lessy et moi de l’accompagner en voiture jusqu’à Nyksund, un port fantôme. Il y va de toute manière avec deux volontaires Espagnols qu’il a. On roule pendant quelques minutes avant d’y arriver. Il n’y a presque personne dans ce tout petit village de 18 habitants, ancien port qui a perdu de sa grande importance à cause de celui de Myre, un peu plus proche de la civilisation. Larry nous emmène dans les fabriques de poisson désaffectées. Il ne reste plus rien, à part de vieux objets rouillés et l’énergie des centaines de personnes qui ont vécu et travaillé ici. Larry veut nous montrer l’atelier d’un de ses amis artistes qui n’est malheureusement pas là. On aperçoit toutefois par la fenêtre décorée de têtes d’oiseaux morts et de colonnes vertébrales d’animaux indéfinissables une momie de chat clouée à une roue. Macabre atmosphère qui me transporte, me déporte, me fait sourire et entrer dans une drôle de dimension ambiguë. De vieux magasins fermés ont gardé la même disposition de leur marchandises depuis cinquante ans. Comme si tout s’était stoppé dans son élan. Un immeuble servait de salle de danse le samedi soir et d’église le dimanche, remettant les portraits de Jésus à leur place. On boit tous ensemble un café que Larry nous offre généreusement. Le café est aussi un restaurant, le préféré de Larry, en bois, décoré de drôles d’objets rejetés par la mer. Au fond du village, il y a une salle de concert. On y fait un saut pour dire bonjour à un vieil ami de Larry. Ce Finlandais lassé de la routine a plaqué sa vie d’enseignant pour devenir pêcheur en Norvège. Je suis fascinée, gorgée d’admiration pour cet homme si sage qui semble connaître bien des choses. Les deux Espagnols sont une erreur, je crois, comme une tache dans le décor. Ils n’ont pas dit un seul mot, à part quelques messes basses entre eux en Espagnol, s’enfermant dans une étrange solitude antipathique. Peu importe, Lessy et moi sommes contentes d’avoir saisi la chance du pêcheur.
La mer… Encore…
L’écume qui grandit, rétrécit, coincée entre les vagues et la coque du bateau, laissant une trace de son passage dans la mer comme une empreinte dans le sable qui s’efface, le rendant invisible aux yeux du monde. Au milieu de la mer, personne ne pourra retrouver le navire exilé.
La mer. Quand on observe sa vaste étendue, on se sent puissants de pouvoir la sillonner avec un bateau. Mais quand on pense à ce qu’il y a sous cette surface fragile, on découvre un empire devant lequel on s’incline. La mer. Un monde à part entière. Un monde parallèle, en trois dimensions, là où tout devient possible. Un monde peuplé de créatures étranges, bizarres, fascinantes, méconnues. D’où viennent-elles ? Que font-elles ? Oserait-on aller à leur rencontre ?... La mer… Ce royaume hostile et captivant… Le monde des géants qui n’ont pas trouvé leur place sur terre, comme des puissances trop grandes et maladroites rejetées, trouvant refuge vingt milles lieux sous la mer… Peut-être ont-ils eu raison de s’exiler dans les tréfonds du monde. Peut-être là-bas la vie est mieux qu’ici…
A cause du safari baleine reporté, on doit rester une nuit de plus. Je passe du temps à tenter de mettre en place un planning pour aller à Trondheim depuis là, rejoindre nos amis Français. Pas évident, mais pas impossible, évidemment. C’est du moins ce qui m’a semblé.
Il fait de nouveau très froid. Et boire de la bière arctic Mack n’aide pas vraiment, pour être honnête. Le vent semble détruire notre pauvre maison. Alors au lieu de prendre le risque de la laisser s’envoler, on l’emballe, à nouveau trempe, et on se réfugie dans la cuisine. Et oui… car dans ce camping où même les douches sont payantes, il n’y a pas de gentille Victoria pour nous offrir du thé et faire la causette toute la nuit en attendant que la fatigue ne l’emporte sur le froid.
Dialogue en deux dimensions :
- Less ? Tu vas faire comment avec la tente ?
- Ben j’appellerai Rosa quand elle rentre du Brésil !
[ Je parlais de la tente trempée qui moisit déjà dans un sac poubelle. Heureusement que je sais que Lessy a une tante qui s’appelle Rosa. ]
L’Allemand rencontré au camping de Tromsø avait filé un poisson fraîchement péché à Lessy. Elle a paumé le poisson dans les affaires, il a fini par ne plus sentir comme au premier jour quand on l’a enfin retrouvé.
Encore cinq heures à attendre avant de pouvoir prendre le premier bus depuis Stø pour aller à Sortland et continuer le voyage. Cinq heures à geler dans la tente ou dans la cuisine – à choix. Quelles provisions reste-t-il ? Des crackers tellement secs qu’ils sont mêmes plus possibles d’être digérés. Le thé chai est en train de chauffer. On a mis en place une liste que voici :
Pour survivre dans un camping à 5°C en Norvège en juillet :
1) Se mettre en sous-vêtement dans son sac de couchage. à Fonctionne deux heures, puis ECHEC.
2) Mettre un bonnet et des écharpes en laine. à Fonctionne pour les parties concernées.
3) Prendre une couverture volée dans un train de nuit suédois et l’utiliser comme matelas de sol. -à Mieux que rien.
4) Frictions à l’eau-de-vie de lie froide. à Ivresse.
5) Mettre une polaire SUR le sac de couchage : ECHEC.
6) Mettre une polaire DANS le sac de couchage : ECHEC. [impossibilité de savoir laquelle de ces deux méthodes est la moins pire.]
7) Porter les chaussettes en laine du grand-père canadien. à Fonctionne pour les parties concernées.
8) Se recouvrir de toutes les pièces de tissus trouvables dans la tente. à ECHEC TOTAL.
9) Dormir avec une bouteille en PET remplie d’eau chaude. à Résultat convaincant.
10) Faire deux cents abdominaux et trente pompes. à Surchauffe.
11) Ne pas oublier de MANGER quelque chose de consistant !
12) Mettre les habits avant de se glisser dans le sac de couchage.
13) S’emmitoufler dans le sac de couchage en tirant les élastiques.
14) Se réfugier dans la cuisine et improviser un sauna consistant à allumer toutes les plaques et le four en même temps (attention aux plombs qui pètent), faire bouillir de l’eau dans toutes les casseroles et poêles mises à disposition et mettre de l’eau dans le four. à CA FONCTIONNE !
15) Rire (avec Lee le Taïwanais en tongs qui va faire l’expédition baleines)
16) J’ai oublié…
En effet, Lessy a eu une merveilleuse idée : de faire un sauna dans la cuisine en faisant bouillir le plus d’eau possible. En réalité, c’était de loin la meilleure solution ! Jusqu’à ce que Lee débarque. Le Taïwanais débarque dans la cuisine et sitôt, de la buée sur les lunettes le rend aveugle. Il les enlève et se trouve encore plus aveugle, à en voir les quelques millimètres qui sépare ses yeux des choses qu’il tente de voir. Il crève de froid et est content de nous rencontrer pour parler un peu. Il nous offre des cookies qu’on accepte en les dévorant déjà du regard. Il est à mourir de rire, pour être honnête ! Sauf qu’il n’en a probablement aucune conscience. Il a vraiment l’attitude typique des Chinois comme j’avais pu l’observer il y a un an.
Le vent tourne. Encore une fois. Toujours une fois. On verra. On verra...
Le vent tourne. Encore une fois. Toujours une fois. On verra. On verra...
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